Par Abdessamad MOUHIEDDINE
Au sein de la « filmosphère » marocaine, à la cinquante, Abdeslam Kelai peut d’ores et déjà s’enorgueillir d’un parcours scénaristique et « réalisationnel » remarquable. Il peut surtout se prévaloir d’une singularité qui tient aux thèmes inédits de sa production. Son dernier téléfilm « Six mois et un jour », diffusé par 2M il y a quelques jours, atteste largement de cette singularité. Focus.

A l’instar de son autre téléfilm, « Le silence de la mémoire », « Six mois et un jour » nous plonge dans cet espace de la psyché où l’être est soumis à des pensums éprouvants sans pour autant perdre sa dignité et, encore moins, sa capacité à braver le socius ambiant au regard souventement toxique.
Je dois reconnaître to de go que je dus revisionner à deux reprises supplémentaires « Six mois et un jour » afin que l’émotion qui m’eût envahi au tout premier visionnage puisse céder la place à une lecture filmique plus ou moins objective.
Et qu’ai-je donc conclu, en fin de compte ?
Avant tout, fort justement, le fait que l’émotion était bel et bien au rendez-vous durant tout le déroulé séquentiel de ce téléfilm. Et, en vérité, que peut-on exiger fondamentalement d’une œuvre cinématographique ou d’une fiction télévisuelle sinon l’émotion ? Là-dessus, le pari fut largement gagné, en cela que je me fus surpris à me moucher les yeux et le nez à maintes reprises.
Deux personnages frappés l’un par l’autisme et l’autre par le cancer, puissamment attachés l’un à l’autre par un amour qui est né à l’Ecole des beaux-arts et qui a prospéré sous le chapiteau du talent pictural de Brahim, l’autiste, et l’affection admirative de son épouse à laquelle est révélé un cancer mortel sous six mois. Cet amour constitue le fil rouge du récit et le talent de conteur du réalisateur aura été celui de ne jamais perdre ce fil.
Ensuite, il y a lieu de saluer le challenge du réalisateur quant au choix d’une double thématique centrale, celle de l’autisme jumelé au cancer. Un challenge périlleux dans la mesure où le sentimentalisme, la mélo, l’apitoiement ou, pis, la facilité de la sensiblerie guettaient le scénariste-réalisateur à chaque séquence. Abdeslam Kelai a pu non seulement esquiver ces pièges, mais usé d’une batterie de plans suggestifs, de dialogues parfois sentenciels et de scènes fortes (celles de la forêt à l’écoute des arbres, par exemple) pour mettre en relief la force intérieure du couple frappé par les deux fragilités que sont l’autisme et le cancer. Chapeau bas ! Même si, à deux ou trois reprises, on eut droit à des répliques relevant d’un discours moralisateur direct sur les « capacités spécifiques » en lieu et place des « besoins spéciaux ». Mais cela n’a heureusement pas altéré l’esthétique fictionnelle du film.
Autour du sujet central, le scénariste-réalisateur a admirablement exécuté une polyphonie thématique au moyen de deux thèmes psycho-sociétaux non moins importants, à savoir la maltraitance de la femme et celle des enfants. Cela s’est fait avec une fluidité qui, loin de nuire au sujet central, a, au contraire mis en évidence un environnement pathogène où l’on méprise, humilie, juge et minore l’humain à tout-va. Un emboîtement admirable de thématiques donc !
Je voudrais ici dire mon régal des dialogues déployés à la fois avec une louable économie et une admirable intelligence contextuelle. Jugez-en à travers ces quelques exemples : « La main qui dessine ne frappe pas » ; « ce qui tue n’est pas la mort, mais la peur de la mort » ; « il (celui qui frappe une femme) n’est pas un homme, la femme n’est pas une femme non plus ».
Dans « Le silence de la mémoire », Kelai avait investi le champ de l’Alzheimer en déclinant avec brio les caractéristiques profilistiques du personnage atteint, par ailleurs brillamment joué par Mohamed Choubi. Dans « Six mois et un jour », les caractéristiques symptomatiques de l’autisme, notamment ce quant-à-soi verrouillé et la misanthropie qui lui est attachée sont brillamment restitués par le réalisateur via le jeu sublime d’un Amine Ennaji plus que jamais bluffant. On aurait aimé voir le personnage forcer le trait sur davantage de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) caractéristiques de l’autisme tel le rabâchement à répétition de locutions, même si cela fut fait à cinq ou six reprises dans le film. Mais, encore une fois, cela n’a nullement diminué de la consistance dramatique du récit.
Je conclus en rendant un hommage singulier à l’ensemble des interprètes, notamment aux premiers rôles tenus par Amine Ennaji et Jalila Talemsi. Je fus également bluffé par le jeu si malicieux du jeune Kelai et celui qui interprétait le rôle de son exécrable père dans le film. Bien entendu, Nisrin Radi était au diapason de son talent et tous les autres interprètes n’ont pas failli au service de l’œuvre.
C’est une œuvre, en effet. A maints égards majuscule qui plus est. Bravo !