Par Imane Lahrich
Situé à Azrou dans le Moyen Atlas, le Monastère de Toumliline fut l’objet d’une rencontre le Vendredi 19 Avril 2019 à la BNRM. Un vendredi enrobé de spiritualité abrahamique et une rencontre si aidante, si inspirante et si instructive autour d’un film documentaire intitulé : Les Cloches de Toumliline 1952-1968 : Une histoire de bénédictins au Maroc du Réalisateur Hamid Derrouich.
“Ce film vise à rendre hommage aux moines de Toumliline, à reconstituer leur histoire et l’inscrire dans la mémoire nationale. Le but est de sensibiliser à l’importance de la mémoire collective et son rôle dans la consolidation du lien social à l’heure de l’intelligence artificielle, d’Internet et des réseaux sociaux qui broient les identités et effacent jusqu’aux mémoires les plus tatouées.”
Si Mohammed VI; Commandeur des Croyants reçoit le Pape François alors en voyage apostolique au Royaume, il n’inscrit pas un tel événement comme étant qu’une trajectoire protocolaire ou un cheminement jadis initié par son père Hassane II et le Pape Jean Paul II. Il s’agit plutôt d’une confirmation que les échanges inter-religieux et les coexistences abrahamiques au Maroc ne datent pas d’hier.Aurait-il était possible que ces rencontres aient lieu sans l’existence de Toumliline et autres expériences similaires en terre marocaine?
Constituant un bâtiment dont les bribes parlent jusqu’aujourd’hui de son expérience humaniste et humanitaire à l’horizon de construire une espérance pour des idées en résonance avec le monde, le monastère de Toumliline a été fondé en 1952 à Azrou dans le Moyen Atlas – une période cruciale de l’histoire du Maroc – par des moines de l’Abbaye d’En-Calcat à Dourgne au Sud-Ouest de la France.
Observer Toumliline, c’est aller finement au-delà des premières idées et perceptions pour entrevoir la vocation des moines qui ont fait acte de présence et de persévérance auprès des démunis du Moyen Atlas qui subsistaient les politiques du Protectorat. Cette oeuvre bénédictine à Azrou n’épargnait aucun effort pour venir en aide aux enfants orphelins de la région qui furent sous la tutelle morale des moines comme expliqué par Moulay Assou Kerrou, ancien pensionnaire du monastère, alors présent à la Première ce Vendredi à la BNRM.
Comme ils s’auto-qualifient, ces hommes de Dieu et de Toumliline ont bâti un dortoir, une salle d’études, une bibliothèque et une salle de jeux pour la population locale mais dont la portée était non seulement caritative.
Toumliline fut bel et bien l’agora du Moyen Atlas à portée universelle.Bien qu’engagé en silence pour la liberté du Royaume et dont la présence forge ainsi l’amitié des peuples, à l’intérieur, ce lieu spirituel et culturel plus que cultuel n’a jamais connu le silence : Sessions d’été, espace de dialogue, débats et conférences internationales en présence de personnalités de haut calibre telles que l’islamologue Louis Massignon, Olivier Lacombe, l’anthropologue Abdellah Hammoudi, l’ex-ministre Aicha Belarbi, Fqih Ben Larbi Lalaoui, etc.
La diversité était grande au sein de cette église dialoguante!
A l’heure où la lutte pour l’indépendance marocaine a commencé, cette aventure évangélique n’a pas échappé aux accusations de prosélytisme religieux et les tensions politiques de l’époque.“Aucun enfant, disait Moulay Assou Kerrou, n’a jamais mis les pieds dans la chapelle”.
Au contraire, le Père Denis a toujours refusé de s’immiscer ou se voir concerné par la chose politique entachée d’injustice au point que ses moines acceptaient tout risque éventuel et refusaient de lier leur sort à celui de la troupe de l’Armée française jadis présente au poste d’ Azrou. Celle-ci ne conçoit le monastère que comme un instrument de la politique de l’Etat Français constituant ainsi une tension entre le Prêtre dont la foi échappe aux irradiations de la politique, et le Politique cherchant à épuiser tout moyen possible mais influent à son action.
S’adressant au Père d’Abbé d’En-Calcat, le père Denis Martin écrit : “Les autorités françaises au Maroc voient notre arrivée d’un œil bienveillant, je m’en réjouis et je tremble un peu, car on voudra se servir de nous à des fins de propagande française. Ce sera peut-être délicat et difficile de maintenir notre liberté de moines, Français sans aucun doute, mais qui entendent faire oeuvre catholique et non nationale. Nous servirons mieux la France en rendant témoignage au Christ seul. Le comprendra-t-on?”
Entre les perceptions (prise de position politique) et les intentions (charité chrétienne dans le respect de la tradition locale) réside un dilemme: Pourtant palpable, les enjeux d’intégration n’ont pas cessé à se poser aux Bénédictins de Toumliline.
D’un autre côté, on voit une forme de nationalisme qui émerge portée notamment par des figures du Parti de l’Istiqlal et qui considérait Toumliline et la présence des moines en Moyen Atlas comme étant un jeu de carte pour diviser la société voire une nouvelle forme de la Reconquista!
A titre d’exemple, la conversion de Jean Mohamed Benabdejlil qui a embrassé la foi du Christ, dont le frère allait devenir un éminent nationaliste de l’Istiqlal, ne peut pas passer inaperçue et a contribué en quelque sorte à la construction de ces formes idéelles préventives.
Ce nationalisme pour ne pas dire non-inclusif ou erroné, semble-t-il, est différent du vrai sens de patriotisme potentiellement porté par une appartenance marocaine à la fois de cœur ou d’identité. On comprend dès lors pourquoi lorsque fut promulgué le fameux dahir dit berbère, on y vit une perversion caractérisée du Protectorat.
Sur convocation du parti de l’Istiqlal, principalement par la figure de son aile gauche Ben Barka, on a demandé au Père Denis d’utiliser l’espace du monastère pour des réunions culturelles de la jeunesse du parti. Refusant cette demande, Père Denis, déterminé à ne pas politiser ces lieux spirituels, a posé une condition quant à la tenue de ces réunions à ce qu’elles soient accessibles à toutes les formations tant politiques que civiles.
- Ben Barka: Alors vous aussi, comme tous les Français, vous voulez faire une politique d’équilibre ?
- Le père Denis Martin: Non, nous ne voulons pas faire de politique du tout!
- Ben Barka : Votre refus ne sera pas compris ici.
- Le Père Denis Martin : Nous ne devons pas nous mêler de vos affaires intérieures !
- Ben Barka : Il faut choisir mon Père.
- Le Père Denis Martin: Il y a longtemps que c’est fait.
(Extrait du Beau-livre Toumliline 1952-1968: Des bénédicains en terre marocaine, Hamid Derrouich, P.62)
C’est comme si les tentatives d’instrumentalisation auxquelles le monastère avait dû faire face pendant le protectorat étaient en train de se reproduire avec des membres du gouvernements du Maroc indépendant.
Entre incompréhension des uns et la suspicion des autres, l’attitude des marocains à l’égard des moines, elle aussi, mérite d’être mise en lumière pour rappeler que les œuvres humaines nécessitent un engagement sincère, sans répit et sans préjugés. Dans un Maroc qui se cherche dans le néant des combats idéologiques de l’époque post-coloniale, la présence des moines dans les contrés du moyen atlas intrigue.
Toutefois, l’inquiétude de la population locale s’est vite estompée. Elle voit agir en silence des moines auxquelles on accordait le statut Marabouts, jusqu’aujourd’hui imprégnés dans les esprits et les mémoires comme un vocable désignant des gens dont la raison existentielle est l’aide sociale, humanitaire et culturelle.
Réformateur et nationaliste de la première heure, Mohamed Belarbi Elalaoui, pourtant Salafiste, est aujourd’hui considéré comme l’un des plus éclairés de l’époque surtout après avoir visité les lieux de Toumliline. Il a éradiqué de ses pensées et ses paroles tout éventuel danger provenant des bénédictins vis -à-vis les habitants de la région “Ces moines sont des hommes de Dieu”.
C’est vrai que Toumliline n’a connu qu’une histoire très brève de 1952 à 1968, mais il n’est aucunement une carcasse vide. Les cloches de Touliline résident dans les mémoires collectives des marocains, eux aussi ont intérêt à consolider un récit national du Royaume.
Ce cas d’école a aussi été un lieu d’inspiration et de résidence fructueux et impressionnant. Le lien des artistes peintres Jilali Gharbaoui et Ahmed Cherkaoui illustrent vachement la transversalité et l’universalité de Toumline. Ces artistes se sont inspirés de ce havre de paix et ont fait de leurs oeuvres le symbole de l’histoire de la peinture moderne au Maroc.
On ne peut enterrer cette mémoire : quand on refoule les choses, ils essaient d’émerger autrement. Simon Skira, secrétaire général de la Fédération française des juifs marocains, alors présent à la projection débat l’avait rappelé: Pour se libérer, il faut écrire son histoire.
